EXTRAITS DE LA MORT N'EST JAMAIS COMME Prix international Ivan Goll - Ed. Bruno Doucey 2019

CB

LA MORT N'EST JAMAIS COMME ED. BRUNO DOUCEY 2019 (5ème édition)


Ce qui reste

Ce qui reste parfois je l'appelle poème
car toujours le poème n'est que
ce qui reste une fois que
après que
avant que
ou alors il ne reste rien
ce qui reste de mémoire dans le corps et ce qui reste de mots pour dire une fois tu l'emballement des mots qui s'écoutent
- peut-être par défaut mais c'est le mot qui me reste-
comme
d'ici où j'écris sans savoir ce qui va rester ou même s'il va rester
comme
par exemple quand une fois déserté et déshabité - enfin - le nom
il ne reste que
ce qui reste de la soustraction
- quand écrire est soustraire et par ce retrait saisir-
ce peut être
parfois
ce qui reste de la poésie
Quant à ce qui reste du poème ou s'il en reste, il m'arrive de m'en inquiéter comme d'une parole de ma mort tout en sachant qu'elles sont indifférentes cette parole et ma mort. Je m'en inquiète par sursauts du corps et de la conscience, mais jamais autrement. Sinon la colère m'envahit comme si me menaçait cette asphyxie que provoquent les systèmes avec leurs orthodoxies et leur anathèmes. Cela est sans doute injuste, mais tant pis. J'ai préféré les mystiques aux dévots et le silence aux dogmes. Si bien que je profère peu de paroles que je ne rature aussitôt après jusqu'à ce qu'il n'en reste rien ou presque rien. Cette lacération de beaucoup de ce que je dirais et cette douleur c'est ce qui reste de mon histoire avec la philosophie. Quelques fragments des cahiers de Wittgenstein et la définition spinoziste du bien comme augmentation dans l'être et du mal comme diminution dans l'être,
c'est ce qui reste
avec le poème
avec le poème surtout
comme un essai très difficile très prudent de réconciliation
tant je redoute ce qui se dit de et ce qui se dit sur
comme un essai de parole
qui cesse de
et cette cessation
ce qui reste une fois que cesse la tyrannie de la parole
je l'appelle poème

De toute façon ce qui reste, je l'entends ceux qui restent
écoutant ta mort dans les mots
qui ôte parole à la parole
et ce qui reste quand on est de ceux qui restent et soi-même ce qui reste
est tellement rien de la parole
absence de langue dans cette absence qu'est déjà la langue
trou dans un trou
que
les mots disant ce vide et cette absence les comble
comme
les pelletées de terre comblent la tombe
et les mots qui restent emplissent ma bouche
comme
la terre emplit la tienne

Ce qui reste de toi
par exemple tes pieds devenus rigides
que l'on n'avait pas pu faire entrer dans tes chaussures
je revois ces chaussures mal mises
et cela me travaille
de n'avoir pu remettre tes chaussures mal mises
comme
si tu avais à marcher
comme
si tu marchais
mais tes bras et tes mains étaient chauds et souples même deux jours après
et je les ai placés
comme
tu le souhaitais
voilà ce qui reste dans ma mémoire
dont il ne restera rien

Ce qui reste, c'est parfois trop
trop muet et trop prolixe pour une bouche
ce n'est pas le silence qui reste c'est le mutisme
et le ciel parcourt le ciel
immobilement

Ce qui reste des morts
c'est aussi le ménage des morts
après la mort solitaire du père j'ai fait le ménage
les vêtements le linge la vaisselle les papiers les objets
on trie on jette on donne on prend on range
ce ménage de la mort je l'ai fait ensuite pour des morts familiaux plus lointains: pareil le linge, les vêtements, les meubles et même pour une très vieille morte par surprise en plein mois de juillet d'une crise cardiaque et emportée deux jours après par les pompiers, le ménage des premiers vers: de gros vers blancs qui courraient sur le carreau à l'emplacement du corps
et pareil le linge, la vaisselle, les meubles, les papiers
et maintenant le ménage de toi
celui- là impensable
et pareil ce qui restait de toi et de toute ta, nôtre...
le linge les habits les papiers les livres
un an entier a duré
ce ménage de ta mort
vidant sac par sac
moi aussi vidée
sac par sac
et maintenant qu'il faudrait vendre la maison où ont échoué ces restes des morts et que je vide tout c'est
comme
s'il fallait que je me charge du ménage de ma propre mort

Des poèmes aussi
restent de toi
et je pense triomphante: une fois fait le ménage des morts, le poème c'est ce qui reste à ceux qui restent
et je classes des fragments et débris de poèmes dans de vieilles chemises froissées, des tiens, des miens
je relis les phrases raturées encore lisibles
- c'est pour effacer, vraiment effacer toute trace et qu'il ne reste rien que toi comme moi les surchargeons de noir épais et c'est aussi pour qu'il ne reste rien que j'écris le plus possible directement sur ordinateur, plus de ratures, plus de traces, plus rien la mort lisse l'illusion d'éternité intacte
enfin rien-
mais ce qui reste, ces bribes de textes inaccomplis et même les accomplis, ces restes je les rassemble
comme
recueillant des restes mortuaires
et ce qui pouvait être émouvant, les traces de ce que nous sommes, ou festif, celles de ces restes sur la table des anniversaires ou dans les draps des célébrations intimes, tout cela sombre avec le reste
et ce qui reste c'est la mort

Dans ce qui reste, j'entends ceux qui restent
et moi restant à l'inventaire de ce qui reste de toi de nous, mémoire gibecière prolifique même si pleine d'oiseaux tués
il reste il reste il reste tant que
que je voudrais dire tout ce qui reste sortant de ma bouche des brassées de rubans de colombes de lièvres de tisons de foulards
en quantité inimaginable
c'est incroyable ce qui reste d'une vie
cette immensité dans la mémoire
et je voudrais dire
toute cette immensité soustraite
il faut que je dise toute cette et puis non
la mort fait des mots une obscénité
ce qui reste n'appartient qu'à moi qui appartiens pour mi part à la mort
et ce qui reste de ma vie à ce jour c'est ta mort

J'entends ceux qui restent
dont je fais partie
pourtant c'est toi qui reste à cette date où tu finis ta vie et y demeure définitivement
alors que je continue d'avancer vers la mort et qu'il me reste à parcourir la distance inconnue entre ta mort et la mienne
et ta mort me fait vivre à reculons allant te rejoindre alors que tu demeures d'où je continue
et je vais vers la mort en arrière
et ce qui me reste de vie est pris entre deux morts

J'entends ceux qui restent
et je n'entends plus rien
Ce qui reste de toi
je ne peux pas l'imaginer
pas imaginer ton visage, tes yeux ta bouche sans leur chair ou ta chair pourrissante ou tes yeux - tes yeux d'un regard extrême et inépuisable- avec les pupilles crevées par les gaz de la fermentation
je sais, peux voir même
mais je n'entends pas
je n'entends pas ces mots là
ils sonnent blancs
je ne les comprends pas
ce sont des mots écrits mais d'impossibles paroles

J'entends ceux qui reste dans ce qui reste et dans ce labour du vers qui retourne mes mots j'entends soudain vers
comme
vers de cadavre
où bien je lis dépouille et le mot fait défaut
jusqu'à
n'être plus qu'une dépouille sonore et j'entends des pouilles ou dé pou yeux ou
jusqu'où
la langue part en lambeaux
jusqu'à
ce que je ne comprenne plus ce dont je parle comme
dans cette difficulté que j'ai à dire "tu n'es plus"
onestmortouvivantmaisonestencorequelquechosen'être plusc'estnepasêtreêtremortc'estêtremortetn'êtreplusvivantouimaissiêtremortc'estn'êtreplusrienalorsn'êtreplusveutbiendireetplusrienneveutriendireetsurtoutpasvouloiret
et comme ça des heures durant
et ces bruissements sous les mots qui les effritent c'est aussi ta mort

Mais pour toi
parce que plus solitaire en mort que moi ici avec pas même comme moi pleurs et chagrin
avec rien
ou alors où et avec quoi toi?
ce jour de printemps pluvieux à la lisière du Bois de Boulogne avec les pigeons et les fleurs mauves des trèfles
tu te souviens de ce tréma sur le Bienvenüe de Montparnasse qui a isolé pour nous le mot entier
nous accueillant
et de mes trèfles à quatre que tu nommais herbe à lapin
ces trèfles sous leur enveloppe de scotch je te les donne
au cas où demeurerait monnaie de notre âme
comme
glisse entre mes doigts cette menue monnaie d'un bonheur mort
pour toi
à qui ne reste rien en mort
et même pas savoir et sentir de la mort
ou alors mais cet alors est trop démesuré pour un tissu d'âme élimé par la peine
pour toi parce que sans yeux t'offrant ce que mes yeux voient sous la pluie fine qui nettoie l'horizon cette maison sur les hauteurs du port semblable à celle que nous aurions habitée
comme
une parole ou un geste amoureux
comme
nous aurions regardé ensemble ce ciel pervenche du sud sur la mer grise
et les aurions trouvés beaux dans leur présent
sans en espérer plus
et l'air frais qui fait légèrement frissonner les épaules
dans l'odeur des eucalyptus et de l'iode
il n'y a pas de preuve
mais la peau n'en a pas besoin
ni les nuages dans le jaune de l'aube
de la mer séparée
ne reste plus qu' une ligne au bout bombé du ciel
de toi à moi
cette ligne qui va sombrer



ainsi des bribes


ainsi des bribes
reste de
et mon langage - ou le poème - de même
tendu aux temps doubles du passé et de l'avenir
retranché du présent
de même que moi retranchée, tranchée deux fois
demeurant aux trous ouverts de la bouche du sexe et de la tombe

ainsi des moments de croyance à la lisière de la certitude
dans l'intimidation douloureuse de la pensée
d'une parole faisant péché de la pensée
moi disant dedans entêtée acharnée
Gedanken ist frei Gedanken ist frei Gedanken ist frei
tel un mantra pour que ne soit aucunement jamais débusquée ma pensée
je pensais
retranchée, tranchée deux fois pour que ne soit empêchée ma pensée

ainsi tel un apaisement dans l'hystérie de l'arasement de la pensée
parlant muet parlant silence pensant silence
sans chercher à trancher
de toute façon retranchée, tranchée deux fois
sans coutelas pour tailler découper diviser
- à peine un terreau de lèvres ébréchées -
moi qui suis de toute façon retranchée, tranchée deux fois
laissant être ce qui est multiplement dans l'indivis de la pensée
moi tranchée retranchée tant de fois soustraite
de moi de tant soustraite
je parle sans parce que pas de
là bas où rien et encore trop ce rien
comme chantant obstinément à voix absente
en mots réduits à l'ordre du silence
les joignant nous joignant
en ce qui balbutie


Découpe 1

Le petit, le minuscule indécis d'exister. Qui s'effraye du spectacle de sa destruction. Dans l'arche muette des aimés disparus, une pierre absente. Et un magnolia. L'arrière du mutisme. Dans son murmure ou sa faconde. Identiquement hors jeu et hors joue. Dans l'outrepassé de la bouche. Tel un basculement venu des bords. L'incurvé d'un espace inadmissible. Une trappe dans le front. D'où sortent des histoires d'idiot du village et des moineaux. Le socratique taon d'Athènes. La vigilance. Un bric-à-brac bouffon de fin de millénaire. Comme dégorgent les escargots entre les grilles d'un panier à salade rouillé, le jus du langage.


Découpe 2

L'odeur de parfum et de sueur. Des mots chuchotés. Le touffu du temps. Puis son dépouillement. L'escalator chenille profond sous le hall de la gare. Sa lenteur cérémonieuse porte la cavalcade des voyageurs pressés avec l'emphase d'une procession. Le ralenti les fige estompés et flous sur les parois de plaques métalliques. Fresque lointaine qui s'interrompt par pauses. Par durées d'acier étincelantes et vides. Une évidence dans la disparition. L'absence de drame et de douleur. Un glissé cinématographique sur l'écran immobile du temps. En sandwich entre le piétinement agité du dessus et d'en bas. Dans un retrait contemplatif. L'apesanteur. La fascination des anges et des aéronefs. Le luxe d'une ascension pour rien. Sans ciel ni chute. L'innocence métaphysique de l'escalator.


photographie

je passe ma main sur ta photo
ma main - patte plutôt que main - sur ton visage
sur ta photo
patte animale ma main sur ta photo
pas seulement à cause de la meute des animaux d'amour convoqués au bestiaire des amants - tous les meine teddy Bär frischling coney-cooky loveliebe -
à cause du geste
de mon geste passant ma main sur la photo de ton visage
comme maladroit
comme primitif
comme animal
resurgissant au bout des gestes oubliés
comme
cet autre qui me fait passer la main sur mon crâne d'arrière en avant
mein Hand über mein Kopf wie in Berlin wenn...
ma main sur ma tête
comme j'ai vu les singes le faire
comme j'ai vu cette femme amazonienne le faire devant son enfant mort
comme cela ne se fait pas mais le faisant dans l'intimité de la douleur semblable à ( comme)
celle de l'amour
passant ma main sur ton visage
passant ma main sur mon crâne
primitivement rituellement ma main


Découpe 3

Il bruine une pluie fine sur les palmiers et les pins à pignons. Leurs branches ont des frémissements d'oiseau posé. Le ruissellement des gouttes le long des troncs. Avec son piquettis de cascade aussi visuel que sonore. Du bec contre une écorce. Ou un claquement de mandibules branchées aux amplis d'une sono. C'est du micro macro entrecroisés. Et même confondus. Le cosmos capturé dans la boite de conserve que j'ouvre en tirant sur la boucle du couvercle. Et cette même boucle en bague au doigt. L'anneau dans la quille chavirée. L'arc-en-ciel de la nouvelle alliance. Dans le trottinement empressé de la pluie. Sa hâte d'en finir de rentrer sous la terre. Pour la latérite de l'esprit et le dessèchement du coeur quelle pluie? Je bois à la bouteille un fond d'avenir. Une rasade d'eau gazeuse à goût de plastique. Et je contemple le lointain du point de vue d'une aire d'autoroute. Sous l'angle du dénudé. Une plaque grise de ciel pluvieux, une plaque grise de bitume. Et entre les deux la minuscule frise d'arbres bonzaï qui en soude le zinc.


la mort n'est jamais comme

j'ai appris à prendre habitude de la folie comme
de l'affolement de la folie comme
à prendre habitude de la mort comme
appris à prendre habitude de cela qui a fait le quotidien de ma vie comme
si c'était le quotidien de la vie et qui est le quotidien de la vie

avec pour continuer au déchiré de la parole le recours à comme
comme un catgut à son entaille comme
au mollet mangé par des piranhas pend l'articulé de la rotule comme
une façon de réunir à l'agrafe de l'image les lobes épars d'une cervelle ou comme
une aiguille à recoudre la plèvre d'une langue autopsiée ou bien comme
un fragment de vertèbre fossile dont se déduit le corps originel comme
par magie comme
s'il ne restait que comme
pour relier grains à grains la parole comme
au zéruf de la kabbale chaque mot avec tous comme
pour de toutes les manières - y compris misérablement - conjurer le sort dans une vie à risque comme
un métier à risque comme
un pilote guidé au tracé des loopings par des éclats de mots comme
remorquée au câble d'un camion l'épave d'une carlingue comme
moi radotant ce charabia greffé d'organes de lettres et d'avions ou comme
contait Shéhérazade une fable vitale comme
pour ramener l'invivable au vivable ordinaire des jours comme
au métré du poème la page

et ainsi des milliers de fois du pire au meilleur, de l'éculé à la trouvaille, de toutes mes ressources j'ai imaginé inventé dispersé des débauches d'images uniquements dépensées à survivre et jetées de ma bouche comme
un lancer de ligne comme
un faucon lâché vers la plaie de la folie comme
un appeau, empoignant comme
comme un cordage pour te ramener au réel comme
pour te héler, pour te haler au moindre caillot d'imaginaire comme
pour te hisser par n'importe quel imaginaire hors de l'enfer imaginaire avec comme
comme une langue dépecée, réduite au cartilage d'un entre langues sans mots comme
le cale-pieds d'un coureur cul de jatte comme
l' ultime moyen de fuir ou suicidaire de dire comme
vivant seulement avec comme
à l'élimé du langage et de la vie où ne restent que semblances comme
survivant tous pour ainsi dire comme
avec des images comme
dans un dénuement tellement sans proportion avec rien qu'il appelle la dimension de la mort

qui jamais à rien ne se compare - sauf à frauder- qui jamais - sauf à tricher - ne précède comme
comme quoi est la mort? Qu'est-ce qui est comme
la mort? Toi qui sais à présent, dis moi ce qui est ici comme
la mort? Donne-moi comme
une élingue comme
un grappin pour te joindre là-bas dont ne se peut rien prononcer comme
de la folie mais en pire qu'elle qui encore s'agrippe avec comme
harponnée par comme
comme un ciel s'abattant à l'envers dans la hauteur du ciel comme
quoi est là-bas? Dont ne se peut dire que c'est comme
un typhon ou comme
l'éventration hypnotique d'un maëlstrom, où il n'y a pas de comme
pour arrimer un filament de langue à son croc comme
si un seul mot établissait règne final sur la parole

comme
s'il était la grue le filin la poulie le palan comme
s'il était l'ultime crochet vidant la totalité de la langue comme
un ventre de ses boyaux sans même plus de comme
pour dire comme
se peut encore, en quelque sorte, parler de la folie comme
si elle était une viande engouffrée goutte à goutte - avec sa saignée de crevasses au hachoir - ou comme une offre vénale de vertige- avec le geste de ce passant crachant dans la paume d'un drogué titubant une aumône - ou comme, dos tourné, la prophétie inversée du déluge - avec la mémoire à venir de sa nef biblique roulée en haute mer dans sa litière de vagues de vengeance sentant l'iode, le sel et le naufrage - ou bien comme un chemin perdu dans l'inouï de l'incarnation - avec l'envergure d'un horizon carbonisé ouvrant les yeux à sa démesure - ou bien comme une chute du tout dans le vide du rien - avec dans les surplis d'un tissu essoré un monde orouméros torsadé en anneau de Moëbius - ou bien comme ou comme ou encore comme et puis comme jusqu'à extinction de langue et de cerveau comme
une banqueroute verbale un crack définitif du langage dans l'agitation boursière des syllabes comme
pour en sauver à la bouée d'une image un semblant d'humanité emplissant la nudité muette de pas de mot jamais plus possible

à ces moments là, la vie est comme
la mort
mais la mort, elle, n'est jamais comme


Découpe 5

Avec le pull je plie un corps absent. Un corps vêtu d'absence. Virtuellement possible. Dans l'intimité de son odeur entre les mailles. Présence tricotée par mes mains qui arrachent machinalement les brins de peluche à l'usure des coudes et des poignets. Je picore du bout des doigts de la disparition.


Découpe 6

Asphalte humide de l'aube. Eponge. Le temps et sa coulée entre les phares. Son pas de vieux géant mi cyclope mi ogre secouant le plant de haricots magiques. Où il faudrait grimper plus vite que lui. Au ras des mares de boue, entre les sillons irrigués, dans l'odeur forte des tiges de tomates et des feuilles de basilic, au milieu des courges d'un vert si tendre que même immenses elles semblaient toujours à l'orée de leur pousse. Asphalte humide de l'aube. Le matin se décalque dans la marge d'un cahier. Une écriture de vieille dame y note ses pensées du jour comme elles se prononcent, sans grammaire ni orthographe. Par touches maladroites. Asphalte humide de l'aube. Le temps. Mi ogre mi cyclope. Son pas de vieux géant entre les phares. Eponge humide de l'aube. Asphalte. Les enjambées du temps courent plus vite que les bottes de sept lieues. Et elle glisse l'asphalte plus vite et plus loin que la pierre d'ardoise usée qui servait de glissade. Asphalte humide de l'aube. Et l'oeil surpris d'un autrefois entrebâillé.


Découpe 8

Ce qui suffit. Sans hernie à l'effort d'être. Le décisif du fil à plomb. Le pic de perfection le temps de brancher une prise. Du claquement d'une pince de crabe. La félicité de la révélation dans une cerise. Un paquet de lessive. Une scie égoïne. Dans le baroque flamboyant d'un coucher du soleil renversant la mer sur le ciel en Marie-Madeleine extasiée. Un bol de bouillon. Une tuile taillée en queue d'aronde. Une jambe nue gainée de résille par le treillis matinal des persiennes. Dans le disparaissant de la nuit. L'extravagance d'un semi-remorque. Dans tout ce qui tombe sous la prunelle soulagée de la bascule du langage. De son streching obsessionnel entre la fascination du jardin zen et celle de la callipyge fécondité de la vie. Le trait ou la tâche. Le mot dans la chose. La chose dans le mot. La séparation sanglante des siamois. L'entre les noces et le divorce. Coller le sparadrap. Décoller le scotch. Le grand écart entre l'esprit et l'idole. Fin des étirements. Muscle langue éjecté de sa niche neuronale. Cloîtré entre palais et gencives. Dans l'orbite dentée. Et le regard sans voir d'un oeil énucléé dans une bouche mutique.


putainçapue

Saleté du train les chiottes puants bouchés d'étrons maculés de pisse et de graffitis
et un enfant d'une dizaine d'années accroupi tapant du poing gueulant ohputainohputainohputain
dans le compartiment même puanteur d'urine et de godasses autour de deux vieilles tapies dans un coin et l'odeur de pâté mêlée à celle de la sueur
le gamin dit putainçapueputainçapueputainçapue
et la mère
- Mais, mon chérie, c'est du pâté, les gens mangent.
- Putainçapueputainçapue
- Viens, mon chéri, on va plus loin.
- Putainouaisçapueouaisputainçapue
la grosse anglaise mange son sandwich au pâté en lisant un international-best seller
les banquettes du compartiment sont crevées
dehors ciel céruléen au couteau
et identiquement la mer
l'enfant:
-Putainçapueputain ça pue
un homme dans son portable:
- Allo Anna-maria, Anna- Maria! Soledad, le bleu comme un festin que nul ne regarde. Anna-Maria los ojos de Anna- Maria
-Putainmerdeçapue, l'enfant encore et l'homme "Anna-Maria de la mia vida"
le wagon sent les chaussettes sales et l'entre-cuisses
sur la porte du compartiment "va te faire enculer pédale!" "suce-moi la bite connasse"
et l'enfant putainçapueputainçapue
la mère: mon chéri, viens mon chéri
sur la page de l'international best seller une femme écarte les jambes
l'anglaise en plie la fente avec le pouce
"Anna-Maria ta peau comme la nuit à peine devinée quand le soir tombe et que"
-Putainputainçapue, l'enfant toujours
et le ciel qui défile à l'envers dans le miroir et égaux la mer et la vague de branches fouettées
et cela quand je le vois, c'est ma vie plus jamais qui aura lieu
je me souviens alors la détestation du langage finalement ce n'était que cela, la peur dans la langue comme une échine pliée
et douze heures durant fuyant l'enfant: putainmerdevatefaire
la mer la mort merci


Découpe 11

Une page pliée vierge recto verso. Les arcanes du destin. L'enveloppe vide au coin du bureau, sous le presse papier à l'effigie d'Hermès Trismégiste. Et qui attend le mot jamais écrit. L'échelle de Jacob est une colonne de vertèbres. Une gymnastique du corps. Et pour peu que les doigts soient habiles à l'amour, c'est manuellement que se pratique cet art de la varappe. Ongles glissés dans les fissures. Par divertissement d'un alpinisme à l'aplomb de l'esprit sur la peau tatouée. D'en bas la mer soutient le ciel à bout de bras. D'en haut l'avalanche de parpaings d'une tour foudroyée. Dans l'ascenseur lancé à l'assaut du trente troisième étage souffle le chaud confiné d'une étuve. Même si la lumière clignote à chaque palier, il n'y a pas nécessairement de sortie. Et des quatre côtés les parois de béton. Ou alors soudain plus rien autour de la cabine qui monte ou descend indéfiniment. Une sensation d'aller retour dans rien des deux côtés de l'immortalité de l'âme.


à Bagatelle

à Bagatelle je suis allée
ce dimanche à la roseraie
et mais à quoi bon te raconter
mais si raconte à Bagatelle au mois de mai

le parfum des buis le goût de lait sucré des fleurs de chèvrefeuille
la nuit brutale des bambous à la cascade aux carpes
et cette rose changeante au vieillissement de ses chairs
comme corps devenant dans la mort

à Bagatelle ce mois de mai
t'en souvient-il comme on s'aimait
ton corps là-bas qui se défait

un jour la chair quitte les os
les mots les emmaillotent
et bercent leur momie au psaume du poème


Découpe 13

Corps enlacées, bouches baisées. C'était au temps des bien-aimés. Et au plafond de sphynges mamelues et de putti poupins, la maladresse de la parole décorée. Le fruit confit des mots dans un soleil cristallisé. Douce parfois la vie aux lèvres qui se touchent. Je racontais la vie d' Evariste Gallois et j'aimais d'amour vrai les mathématiques et toi. Mais le dit d'amour fige au regard de Gorgones tapies dans le clapet du temps. Dans le renfermé d'un air trop sensible confiné dans les mots. Dans leur déficit. Leur parfum éventé d'oranges piquées de clous de girofle oubliées depuis des lustres au fond d'un tiroir. Dans la tromperie de l'ineffable. Dans l'anecdote d'un sourire incarnant le visage. D'un lancé du muscle nommant le désir. D'un afflux de salive au palais. Du déteint violet d'une corolle d'iris froissée sur une épaule dévêtue. Le dissolvant de son récit corrode le bel aimer. Un trou au vitriol dans une vieille tôle. Mais nos mains nous ressemblaient intrinsèquement. Expérimentalement.


Découpe 14

Contre la baie à croisillons battent les branches d'un arbre fleur dont j'ai oublié le nom. Comme j'oublie la cruauté du temps passé. L'étonnement du peu de temps qui reste. Le vent casse d'un coup contre la vitre. Où il rabat un fraisil d'orage. Le soir tombe dans le lever du jour. Je ramasse le linge. Son odeur de menthe mâchée fait icône dans la quincaille des années. Eclairant la nuit de mes mains. Le corps qui sent et sait demande miséricorde pour le commencement d'une fin qui commence et ne ressemble pas à ce qu'on appelait commencement. Veste roulée sur la tête en turban de voyante maarani, je guette au fond d'une bassine de pluie le marc de la nuit qui s'y dépose pour que le jour ramène à ma porte un avenir glissé derrière moi.


loveliebe

sentiment - sensation ?- d'être viande à mourir
cela tenace troué
par quelque chose de tendre
du rire ou de l'amour ou de l'ironie de délivrance

Loveliebe corps se joignant comme feuilles pliées le savoir qu' essaiment à cet instant nos peaux confondues n'a pas de mots une fois ramené au bord des lèvres. A los cielos va souvir a la siete tabaka et au puits de nos yeux affleure un archipel de signes que nous croyons déchiffrer. Hundert Seele wohnen in unsere Brust mais de cela qui peut parler? Ce sillage creusant nos vies comme sexes nos corps il faut l'épeler lèvre à lèvre pour en mesurer la mesure et nous n'avons d'autre promesse à offrir qu'une présence et son incertitude.

impression - sensation?- d'un régime de terreur
comme s'il n'y avait pour s'affranchir de la cruauté
que celle du poème
et son carnaval où les poules que l'on irait traire auraient des dents

ici partout dans l'insignifiance qui sombre serrée sur soi en cul de pigeon
le requiem du langage mis en tombe
et au coeur même
de la parole anathème

Loveliebe les mots ne servent qu'à tourner les yeux vers l'intérieur de leurs orbites où ils cherchent lumière pour consoler de la perte de la lumière, et c'est cette promesse intenable - charpente de lances, quille de bois brûlé - que nous donnerons pour preuve d'obstination à l'avenir car qui peut trancher entre illusion et connaissance?

le ventre du saint-pierre garde l'empreinte des doigts de l'apôtre
et il y a miracles et merveilles
aux flancs de vies anonymes d'ailleurs ici partout
vidas linguas maravillosas et uniques dans leur fragilité et leur férocité

vida maja desnuda au palais d'une voix à son timbre
mais sans cesse recouverte
c'est à crier cette langue perdue
pendue à corps perdu

cet effondrement affrontement de la langue dans la langue
où les mots la ligotent prise à la gorge
où gicle des gencives
le vomi de paroles impossibles

Mais sur cette cendre, Loveliebe, la bouche clôt le regard. Des mots tus, des yeux morts naît un arbre noué à la chair et qui pousse des deux côtés du puits une frondaison d'yeux et de langues, un bosquet d'oiseaux jaseurs, un buisson brûlant de voix vivantes. Poignets greffés au rameau d'amandier qui fait au matin nos visage rieurs, dans l'assentiment de l'éveil accompli il sera temps, promis, pour que les mains se cueillent une à une.


le momort

j'ai tant mâché ta mort dans mes mots que je radote de mot en mort de mort en mot
lemotmort-lemortmot-lemormort-lemotmot-lemotmort
et ce bégaiement
je le dédie à nos jeux pour que tu joues encore
ou que le jeu de la parole fasse chiffre magique sur ta bouche muette

tu ne prononces plus le mot mort
c'est la mort qui te prononce
et dit ton corps pour moi à présent inconcevable
comme si dire
(que tes yeux ne veillent plus intacts sous tes paupières)
(que se défait ton regard en pourriture)
comme si dire
(que peut exister cette stupéfaction d'une charogne de main à la place de ta main)
était aussi absurde que de marmonner
desmotsmorts-desmortsmots-desmomos-desmomors

la mort fait de la langue entière un charabia
quand ne sont plus imaginées mort et folie
quand elles sont
se rêve au cauchemar une langue capable de couvrir de fleurs le désert de la folie et de la mort comme
les pauvres rêvent de gagner au loto
le momort se défait et pourrit dans ma bouche
lemotmort-lemomor-lemomo- leormo-lemoor
décortiqué lettre à lettre surgirait-il à l'or de la mandorle désossée de ses restes résurrection et renaissance?

Toi qui n'est nulle part ailleurs que dans le froid de la mort est-ce que tu sais si...
Moi j'en suis - mais nous sommes tant à gratter la terre jusqu'au sang -
à gratter la langue jusqu'au sang
pour tenter d'en arracher quelque chose
un manteau une image
un semblant de festoiement
qui recouvre
ces corps froids que nous a faits la mort
ces mots morts que nous a faits la vie


Découpe 18

Ma tête ainsi faite qu'elle va ratissant tant de signes. Ou bien une ponceuse patiente lissant la moindre bosse sur le doux au toucher d'une rampe de bois. Un embout de chignole à outils multiples. Et toujours des méandres. Des étagements. Un échafaudage. Une pièce montée. Du noeud de lignes qui se tricotent en labyrinthes. En branchements. Avec des voies ferrées venues de nulle part. Des aiguillages au point de fuite des rails. Et parfois, comme un respiration inespérée, un de ces immenses pilonnes, avec leur mécano de bras vissés en triangle à leur cou. Très haut. Dans le gris bleu du crépuscule. Le dessin des pylônes entre chien et loup. Dans un certain air du soir qui étreint la poitrine. Où je reconnais quelque chose de moi. Qui me dépasse et m'échappe. Un en deçà de la pensée et de la sensation. Ce pilonne là-bas entre deux routes qui se perdent derrière les collines. Dans le grésillement des fils. Dans cette nuit tactile où ils se désamarrent.


un effort de clarté

un effort de clarté j'ai fait
j'ai toujours fait un effort de clarté
labourant foulant la langue de mon piétinement
épelant à ce labeur de labour le poème
dans l'aller retour de la langue d'un bout à bout d'elle-même
fouillant l'ornière
par une de ces prémonitions donnant sens à l'insensé - mémoire d'un futur et anticipation du passé plus que de l'avenir -
au fond du sillage sillonné de mots dont je ne sais le son qu'en glossolalie de langues brisées déchiffrées déchirées de ce recreusement
par cet aveuglement paradoxalement phare de vigie - mais phare de bambou cassants craquants et de paille dans un ouvert de terre noire -
j'ai fait un effort de clarté comme
sachant qu'il allait falloir aller dans la plus grande nuit
qu'il allait falloir accompagner la traversée de la plus grande nuit
et séjourner dans le nul séjour de cette nuit qui n'est pas le contraire ou le revers du jour ni même une claque de nuit contre la lumière du jour
mais la sorte de jour de là-bas où c'est jour-nuit quand aucun des deux n'a plus cours et ne sont rien ni en eux-mêmes ni l'un par rapport à l'autre - et même cela encore trop dit pour là-bas où se soustrait tout de tout -
là-bas où tout est trop et trop peu
trop le loin trop la douleur
- mais de toute façon toujours trop n'importe quelle douleur -
cela j'ai appris là-bas
la douleur toujours trop
l'obscurité toujours trop
alors j'ai fait un effort de clarté

un primitif effort de clarté j'ai fait
dans ce lieu du non-jour-non-nuit-non-tout
m'efforçant modestement
apprenant dans l'humilité et l'humiliation de la folie
l' effort à faire pour
simplement la possibilité encore de mots comme jour ou nuit
et de ce jour - ou de ce non-jour -
je n'ai cessé de lessiver la peau du palimpseste
pour chercher un en dessous des lettres lavées
pour recueillir comme
un dé de rosée à l'acide de la parole
plissant les yeux afin que filtre une dague de jour à la prunelle et que se dessine, là-bas, au point de fuite du trompe-l'oeil
un lointain de la langue qui fait signe

alors j'ai fait un effort de clarté
fouissant tête baissée
piochant sillons tunnels cheminées galeries puits de mine pour extraire
où quand la clarté?
forant jusqu'à faire levier à force d'enfouissement dressant l'empire des mots hors de terre
pour libérer dans un envol de lamproies vers un dessin de galaxies insoupçonnées
des mots sachant pouvant
des mots faisant fusées explosant langue dans la bouche
et bang !
dans la tête ou la poitrine un trou de guérison

et parfois c'est ainsi et parfois non
mais de toute façon pied à pied avancer évider clouter
mettre des clous comme
plantant des morts droits en terre
morts enfoncés continûment
qui clouent la terre de leur têtes
dépassant de la terre comme des clous
et sous les mots qui creusent je sens la tête cloutée des morts
et la tête cloutée de mort de la folie
profond dans l'obscurité qui me creuse en retour
malgré tous mes efforts de clarté
d'extrême clarté


Découpe 27

ô mon âme n'aspire pas à la vie immortelle
mais épuise plutôt le champ du possible
Pindare

Le havre des corps. L'exultation unique et banale de leur apothéose. Leur illumination technicolor. Le savoir immédiat des membres à l'entrelacement. Un rouge de brasero à la trace de l'étreinte. La vrille des chevilles dans le sable. Au forage d'un puits aussitôt refermé sur sa torsion. Figure de l'éphémère répétée jusqu'à son éternité. Eloge du jouir. Blason des doigts tendus à leur écart devant le chandelier d'une mer à cinq branches. La serpe des eucalyptus pour une moisson présente. Le simple solaire de midi. La chair la mer nues. Et la lumière tierce.


Découpe 29

Observation minutieuse des glissements. Relevés pointus. Mesures exactes. Je ne parle pas de topographie mais de poème. Ils entretiennent un sensible cousinage. La parenté du va-tout géométrique. L'inattendu du non encore étalonné. La profondeur comme une surface qui ment. Et la portée sans son d'une phase épidermique des séismes. Des grêlons fondent au contact de la mer. Je désigne à mes mots cette destinée sur la page. Ce n'est qu'une image à prendre pour ce qu'elle est. Un fait de langue même si têtu. Tenace. Obstinément racoleur. Des graffitis sur le plâtre d'un poignet cassé.


de peine et de colère

Me voilà
je suis là et je dis me voilà me voilà pleine de peine et de colère
je dis me voilà comme me présentant à des orbites vides
moi ici pleine de peine et de colère
en dix ans devenue quoi devenue?

et en même temps présente ici me voilà moi ici pleine de peine et de colère
vieillissant sous la dictée minime de la mort
et en même temps présente
ici à la vie

me voilà moi ici pleine de peine et de colère
fermée enfermée sans oreille pour entendre
ici en silence murée emmurée dans le silence
comme en terre
murée dans peine et colère
dans l'injuste de tout sans cesse

moi ici pleine de peine et de colère
fermée enfermée avec plus d'oreille pour rien
parce pas d'oreille nulle part pour entendre peines et colère
les miennes et les autres murées fermées enfermées
pas d'oreille jamais pour entendre comme il faudrait
à longs cris de peine et de colère
à très longs cris de peine et de colère

pour entendre comme on ne peut
alors moi ici murée emmurée fermée enfermée
pleine de peine et de colère
moi ici qui ai tant aimé tant célébré ici
je moi ici
moi ici je continue


dépôt légal

tant aimé aimer aller parcourir courir
tant sillonné de routes traversé de rivières suivi de sentiers grimpé de collines escaladé de roches longé de rues parcouru de villes
tant vu écouté caressé étreint embrassé
tant aimé jouir

tant que
maintenant que je vis aussi d'une vie souvenue
que de verre est ma vue
que suffit l'aumône de ce peu d'une vision de myope pour rejoindre le champ à crêtes de coq effarouchées dans l'air tremblé de midi
trop de
pour la lente des mots

tant saisi empoigné pris donné dit entendu
tant ramassé groseilles et myrtilles respiré de parfums tressé de lierres et de mots aux branches d'aubépines et à la nacre des monnaies du pape pour la bénédiction païenne du désir à la toison amoureuse des corps
tant feuilleté de livres regardé de regards contemplé de visages d'arbres de mers de ciels de galets d'écorces de pierrailles pour leur tranchant de silex aiguisé ou leur camée gravé au ruissellement des drailles et celle-là parce qu'elle était autre et pierre simplement
tant vécu dans l'accompli
que je fais et refais inventaire concurrent de la mort dans l'illusion de ramener à ma tanière troglodyte un trophée imputrescible, inventoriant ma collection de jours par acte notarier, soldant ce compte impossible dans une surenchère perdante
car pleine aux as la mort d'un infini de vies comparé aux trois fois rien de la mienne qui soustrait mon crédit à débit
tandis que se déduit ma vie de mes paroles
s'usant la laine au motif répété d'un kilim jusqu'au bois de la bobine

tant et tant
que battant des lèvres aux mots comme s'enfouissent à coup de coques affolées les palourdes sous le sable, je lance leurs palangres dans une songerie tractant le tout de mon histoire à son émerillon, curant le fond de fosse, comptant et recomptant à épuiser l'entier de la langue pour encore dire
tant de
et encore tant
que ne suffit pas même le mantra de tous les mots énumérés pour ce moins de la mort que plus rien n'additionne
tant et tant
que se clôt le bilan aussi mince qu'une page de missel avec sur sa tranche infime - comme au blanc du tableau terminal la ligne qui les résume toutes - l'alphabet d'une langue où ma vie s'est parlée
son ossement à vif
les boulons dévissés de sa mécanique dorsale
et le capot ouvert seulement à la rouille

alors tant harassée usée épuisée
de dénombrer démonter désosser et la vie et la langue, carcasses récurées de signes et de sens
- corps pillé plié d'années plus qu'années
bouchée bée bouche ouverte par la stupéfaction de la mort bouche bue corps cassé corps mourant
quand
les mâchoires tombent en ailes estropiées -
que
s'il fallait - tu témoigneras - j'ai eu corps joyeux vivant et beau
et tant de
que si j'allais
à force de
si j'allais ne plus me souvenir - tu témoigneras -

car la mort n'oublie pas
la mort sans devenir

et je remets à mort ce que je fus


Découpe 39

Des motifs qui se compliquent à s'effilocher. .Quelques miettes dans un quadrillé de rayures. Sans fil conducteur pour un chemin futur à retrouver. Un dédale retourné à l'intention d'avant son dessin. Plus impénétrable encore de ne pas exister. Le langage est un comble à prendre à la lettre, à boire des ondes sur un balcon dans la vasque d'une parabole. Nulle part temps et mots ne s'assemblent. Toujours disjoints. Dépareillés de tout dans le menu hachis des syllabes. Même la mer est blanche en d'autres langues, autant dire du bleu et du reste, le peu qu'ils représentent. Mais l'indéchiffré du monde que des yeux ne voient plus, c'est le blockhaus des mots dans la mort même.


Découpe 41

Impassible tout en buste, sans bras, seulement étiré en jambes de lambeaux granuleux. Sa poitrine enfermée expulse un énorme cri. La première fois que j'ai vu les trous percés par ce cri dans sa figure d'épouvante, j'ai eu un sursaut de recul. Puis j'ai compris que je pouvais y loger mon effroi. Je l'ai surnommé l'attrape-peur. C'est une sorte de vigile, un soldat de bronze, un golem sans mot de passe posté au seuil de la fourmilière à cruauté. Ou plus prosaïquement un chiffon. Et je nettoie. Je nettoie avec ma langue de pendu. Sans obsession mais avec l'application domestique du pire et de la macula qu'il laisse sur le vitrail de l'oeil.


Découpe 42

Ce matin le vibrato d'un gril de lumière sur le sol. Il faudrait fêter ce râteau lumineux qui plante ses dents dans la fibre sanguine du tapis. Mais une tristesse de mort avancée scande le souffle du poumon. Le bruit du temps. Le sang violent. La nuit de l'esprit battant au tempes. Dans le piaillement des mouettes et les hoquets du fourgon qui lave les trottoirs, l'eau gicle en jets d'une seule note simple. Une douleur me parcourt familièrement roulée au panier de mes côtes. L'imprévisibilité des chose demeure inentamée par le langage qui les lie en gerbe. Brutales la mort et la parole.


Découpe 43

Parfois un corset emprisonne la vue. Comme un effet d'optique, une errance de l'oeil trop bas guetteur. Der tolle Mensch. Qui dit la mort de Dieu et va chantant le requiem aeternam Deo. Derrière la lucarne de la salle de bain, trop haute pour le coup d'oeil paysagiste, trop basse pour la version visionnaire du ciel, un rectangle de rien. Le même pas blanc d'un dehors pris à sa moitié dans l'intervalle de l'air. Dans l'entre-deux des divagations. Du sans image à son énigme. Pour une vigie si vaste se débarrasser du regard et déposer à la conque des lobes la capture des yeux fermés. Le devenir. Le corps variable. Dionysos écartelé aux mille morts de l'existence. La danse de l'amante qui lui redonne corps dans sa pirouette vitale. L'oeuvre d'art inachevée de vivre. Un câble tendu. Le clinamen des particules papillotant sur la rétine. Le sel de la vie qui picote à l'ourlet sanguin de la paupière. Le consentement au réel dans une coulée de shampoing à l'arc du sourcil et la confirmation de l'existence à l'appel des mots qui l'inventent.


Découpe 44

Gel aux portières qui grincent. Des échardes de neige dans le laineux du col. La pente verglacée devant la gare dans son halo de demi-jour. Le temps en épingle. Qui repart pieds devant à rebrousse-poil de son histoire. Des bottines craquant sur la glace. La neige. Diluant sa durée. Le trou noir de la neige. A sa dévoration. Le perdu définitif des doigts désenlacés. Remorquant tant d'autres dénouements. Dans le café, le hanneton sur le dos des tables retournées. A leur image le raidi de mes bras tendus contre le zinc contient dans l'immobilité une agitation médusée. La neige. Dans sa douceur. Dans un nivellement du temps ramené à l'uni de son étendue. A la fourrure floconneuse d'une houppelande pendue à la patère. La neige. Dans le grog chaud, un glaçon d'éternité.


inventaire en hommage

après tout ce temps passé en compagnie de la folie
ou plutôt - car on n'accompagne pas la folie- avec la folie
ou plutôt - car on ne vit pas non plus avec la folie - à côté de la folie
ou plutôt - car il n'y a pas de côte à côte ni d'à coté de la folie - contre la folie
ou plutôt - car on ne lutte de taille contre la folie- dans les mailles de la folie
ou plutôt - car rien ne tisse la folie qui tout découd et la trame du langage - dans l'interstice de la folie
ou plutôt - car la folie n'a pas de faille où glisser la folie de la langue dans la langue de la folie - dedans la folie
ou plutôt - car je n'étais que mitoyenne de la folie et ni dedans ni dehors n'a la folie - de face à face avec la folie
ou plutôt - car il n'y a pas de visage de la folie qui est apprivoisement de la folie par une image de la folie - de corps à corps avec la folie
plutôt ainsi peut-être - car corps comme folie sans mots -

après donc tant de temps de folie comme
on dirait ironiquement faire des folies pour une affaire d'or en solde quand ne brade la folie qu'un travesti de guenilles
après tout ce temps passé au cirque de la folie, à son manège chiffonnier de montagnes russes et de dédales de foire -car un bazar est la folie à ces fêtes foraines du samedi soir dont les lumières bleuissent vaguement la nuit là-bas aux confins de la ville -
après donc le: dans le désert de la folie - le répétitif désert - le radotant répétitif de la folie -
après le: tant de temps hors langage de la folie
je redoute la parole sur la folie, les fariboles de la parole sur la folie
comme
un outrage au douloureux, à l'abruti, à l'affolé
à l'abrutissement douloureux et affolé de la folie
avec à même le corps - sous les jupes troussées de la folie - la ligature de la folie

et je liste pour conjurer - comme au cabinet des merveilles les bizarreries des temps anciens, moutons à cinq pattes, licornes et grêlons de paroles gelées - la crainte que j'en garde
- de la diabolisation de la folie - pourtant grande diviseuse au tranchoir de la schizofolie - et de la confusion du crime et de la folie comme une insulte aux fous et aux folles de l'asile avec qui j'ai tant parlé
- de l'angélisation pacificatrice de la folie qui est une horreur à vivre de l'avis autorisé des fous et des folles que j'ai tant écoutés
- du voyeurisme des non fous avec la folie, de la fascination des non fous - plus ou moins fous mais pas pareillement fous - pour la folie, pérorant sur la folie comme si tout devant être ôté au fou, y compris sa parole, ne devenait sa propre folie que la parole du dehors de la folie qui oblitère le radotage de la folie, remplaçant la misère de la folie par l'imaginaire de la folie et la complaisance à la folie
- et encore de la réduction du fou à sa folie et de l'engloutissement de tout son être dans la folie alors qu'il n'y a que bris, brins, fragments, coins de folie enfoncés dans le crâne partout ailleurs exempt de folie
- et de même de la négation de la folie par suppression de la différence irréductible de la folie qui fait une sacrée différence de vie, de l'accaparement jovial de la folie dans une fraternelle folie allégée de la requinerie dévoratrice de la folie et des souffrances de la folie qui sont, je liste
l'angoisse de la folie en plus de celle de l'universelle folie
la terreur, au sortir de la folie, de se découvrir embroché par la folie
la lancinante lucidité de la folie quand elle émerge de la folie
sans compter le courage d'affronter la folie de continuer avec la folie de vivre avec la folie de demander raison à la déraison de la folie

après donc tout ce temps adonné aux balades sur les sentiers de la folie, dans le charme champêtre d'une riante campagne ébouillantée d'un coup par la folie
j'ai appris la peur de la folie
et plus encore de l'ordinaire folie pire que l'individuelle folie et d'elle différemment folle dans son versant accrédité de la folie par l'accréditement fou de la raison à sa folie

après tant de temps en compagnie, je liste
- du peintre fou de l'hôpital St Louis qui traçait à même les murs du bout de ses doigts trempés dans l'encre le lacis de sa folie
- de la vieille abandonnée de l'asile de Roanne enfermée là depuis trente ans pour qu'elle cesse d'encombrer et seulement parce qu'elle perdait vaguement la mémoire
- de l'homme aux criquets qui méditait sans fin sur la difficulté pour eux de s'accoupler avec les sauterelles enfouies sous la neige, comme sa vie, murmurant balançant d'avant en arrière près du carreau embué de la fenêtre "sous la neige comme ma vie"
- du glossolalique de Sainte Anne qui radotait en langues multiples et parlait nonobstant comme tout un chacun quand il jugeait indispensable de le faire
- du photographe de Latinaïa qui n'acceptait que les couverts en plastique pour ne pas risquer de blesser quiconque dans un moment de folie et, hanté par cette idée, s'acharnait sur sa viande avec son couteau en plastique tandis qu'il devisait de la poésie de Gerasim Lucas et de Pétrarque dans un italien raffiné et précis
en hommage à eux, muets, morts plusieurs, de toute façon sans voix langue mâchée par les molaires sans mâchoire de la folie
et à d'autres, tant d'autres qui s'en sont un jour ou jamais sortis et encore d'autres qui sont en train d'y entrer
moi qui suis pleinement entièrement dans la folie ordinaire et qui mesure l'insignifiance de leur folie au regard de cette folie
moi qui patauge dans la commune folie
participant quotidiennement de cette folie
y survivant sans devenir folle alors que le devenir serait la seule attitude sensible et censée devant cette folie ravageante qu'est l'habituelle folie
en hommage à eux et à la clairvoyance écartelée de leur folie
et parce qu'il n'y a pas de langue qui rende compte de la folie laquelle dresse toute langue à l'ordre de la folie courbe toute langue à son agenouillement surexposant la langue à la non langue langue de la folie
parce que tout ce qui parle de la folie est manière de tirer parti de la folie, de faire son beurre de la folie comme on trait une vache sacrée pour boire le lait nourricier d'une parole
en hommage à ceux qui grimpent aux Himalayas de la folie tenant journal de bord de la folie, osant l'intituler " Le neurone en folie" comme avait été baptisée la feuille de chou des fous de l'hôpital de la Timone
à cause de
l'atrocité de la folie la gaieté de la folie
l'humour de la folie l'humanité de la folie
va pour des mots pendus au pis de la folie
et nous pardonnent les fous d'en avoir jamais assez et toujours trop dit


Découpe 45

Un morceau de pain. La mie qui roule sous l'index. Trop de définitif. Trop de définitivement temps. Une goutte d'eau bombe au bout du robinet. La vie rétrécit au reflet d'une goutte. Trop précoce à tomber. Déjà pendante vers mourir. Le sucre raye le verre. Ainsi parler: du sucre sur un miroir. Dans une galerie des glaces où je me tais pour échapper aux icônes. Au dos de la cuillère une psyché pensive. Et comme on tire les cartes je vais doucement, du bout des lèvres vers une façon de dire au bout des lettres. Et c'est un matin de plus. Au bord de la soucoupe le sucre a fondu. Et le café est froid.


Découpe 46

Sur la passerelle qui enjambe le circulaire, une palpitation. Du remuement sensible. Qui bruit dans l'enfeuillement des arbres soudain hauts et touffus par dessus la rambarde d'aluminium. Hier encore des esquisses de branches sur un a-plat de gris. Puis d'un coup le volume. Une érection de hauts-reliefs et de figures de proues. Un gonflement de montgolfière dans l'ébouriffé d'une chevelure. C'est un instant organique. Dans sa salve de sève printanière. La verge dressée. L'afflux sanguin. Le cabrement des reins. Mais là déjà, une réduction de l'inconnu au connu. Un corrigé de la surprise. La peau à l'immédiat d'exister. Dans le court-circuit de la sensation. Mais de cela qui a lieu je ne saurai rien. C'est du non répertorié. Du moi qui se sépare du mot. Du dérobé à la langue qui se dérobe. La fente vide de l'imprimante où la feuille écrite a glissé et qui garde dans sa rainure le possible et l'impossible mis à l'encre.


anamorphose

de nouveau vacillement de nouveau incertitude
ou encore anamorphose comme
une folie de la raison et une raison de la folie dans l'ombre portée de l'une sur l'autre
dans ce qui les courbe mathématiquement l'une vers l'autre
de nouveau mort et vie raison et folie abouchées l'une à l'autre et cette anamorphose de l'esprit ployé à l'autre de lui-même
alors que familières intimes sont mort et vie raison et folie
ou encore voisines et habituelles - nous tous habitués à elles -
mais la jeune femme dansante heureuse dans l'insouciance se tétanise de soubresauts

de nouveau mourant la mort et affolée la folie et vivante la vie
dans cela qui peut être inhumainement l'horreur ou encore humainement l'horreur
qui est inhumainement l'humain
humainement l'inhumain
humainement inhumainement extase et horreur
dans cet à peine de parole comme
la ligne tendue d' une parole étrangère à la parole
sur ce fil de nouveau sur ce fil je peine à tenir
tombant
dans ce lieu sans tombée qu'est le dégringolé de la parole

de nouveau la mort qui fait de toute forme habitacle
et d'un redent de ciel la caverne qui couve anguilles murènes aspics de connaissance - dont se paye le prix sans proportion au gain -
de nouveau la folie qui fait de toute forme l'exorbité de la forme comme
des yeux voyant des quarks ou des talons posés - prudemment car si déroutés - dans les ondulations de Riemann ou de Lobatchevski
ou encore quand se dévident langues et espaces à rebours d'eux-mêmes
je pile dans un mortier mort et folie en même temps que peur et douleur plénitude et jouissance
et cette pâte ou encore terre pétrie de vivants et de morts ou encore argile originelle
est une manne à la trachée
une hostie à l'urne des avalants
de nouveau et encore
dans ma bouche la parole


Découpe 47

Au mas de misaine la célébration. Le coeur et le corps festoyant. Aux dieux écroulés, au fût tronqué de ce qui fut, la célébration. A l'axe passé en travers de la roue. Dans la voix invoquante, chantante, sanglotante la célébration. Entre l'air et le larynx. Dans un prénom, une intention retenue, un accent sur l'antépénultième ou ce matin la main qui glisse de la nuque à l'épaule nonchalante. Sur la soie à la pliure du coude. Célébration. A sa sciure des mèches de moelle.



mêmement séparément


je dis
mêmement séparément nous mourrons
disant du bout des dents cette évidence
comme
un coup de canine dans le charnu de la joue
comme une nouveauté
comme
si devait encore arriver ce qui déjà est arrivé - et toujours arrive -
redisant
- tu te souviens je disais ces seules issues pour les amants ou de mourir ensemble ou que l'amour meure avant eux ou que la mort les sépare -
comme
on dit sachant sans savoir qu'on sait et qu'on ignore

mêmement à ta mort sans moi à tes cotés
mêmement sans toi je mourrai

je vais je vis
vivant vivacement sur l'arête vive de la vie
sur la crête volubile de la vie
à l'aigu de la vie nettoyé de la mort par la mort
je vis
au fendu à vif de la vie décapée de la mort par ta mort
séparant le mort du vif joignant le mort au vif
mêmement séparément
je vis
dans l'acier coupant de la vie trempé au baquet de la mort
je vis
au vivant de ma vie
que je vois glisser dans son siphon
si bientôt quel que soit le temps qui reste
si bientôt par rapport à la durée de la mort

et dans son immensité nous sommes
mêmement séparément


Découpe 50

Le temps sur le coeur épuisant sa durée. Il siffle un venin de vipère. Le savoir simplement lové dans sa spirale auquel on s'habitue. Avant que ne se brise l'échine sur le ciment d'un caveau. Gloire à d'où je viens et vers quoi jamais ne retournerai. A ces demeures provisoires dénuées de deuil. A la clémence d'un hasard dont rien ne sera mien. Pas même la tristesse. Mais avant ces débris "A la vie !".